vendredi 2 juin 2023

Spatial européen: des projets, pas de stratégie


En dévoilant ses plans pour la conception d'un lanceur super-lourd réutilisable, l'Agence spatiale européenne continue de placer les pions de ce qui pourrait constituer, d'ici 20 ans, l'architecture phare d'une économie pour l'espace, par l'espace, et dans l'espace. Mais au delà de ces études préliminaires, l'Europe a t-elle véritablement une stratégie ? 
 
Ci-dessus: campagne d'essais sur Ariane 6 au Centre spatial guyanais - mai 2023, ArianeGroup. 


L'Agence spatiale européenne (ESA) a confié début mai une étude PROTEIN à ArianeGroup et à la start-up allemande Rocket Factory Augsburg (RFA), dans le but d'évaluer la faisabilité et d'identifier les technologies clés nécessaires pour développer un lanceur européen super-lourd. Nous parlons évidemment ici d'un "Starship like", un lanceur de grande capacité (environ 100t de charge utile) "pouvant fournir un accès à l'orbite terrestre basse et au-delà à la fois à faible coût et à cadence élevée".
Naturellement, ce lanceur devra être "entièrement réutilisable", "initialement optimisé pour les missions vers l'orbite basse", et "construit avec la "minimisation de l'impact environnemental à l'esprit". Le défi est donc loin d'être mince, mais disons sobrement que nous sommes simplement ici dans le cahier des charges.

Surtout, ce lanceur servira le déploiement de grandes structures en orbite, qui feront possiblement un jour partie intégrante de cette économie orbitale que l'on annonce à horizon 2040. L'ESA cite très explicitement deux autres sujets qui font ou ont fait l'objet d'études récemment: le centres de données, ou data centers, en orbite (ASCEND), et l'énergie solaire spatiale (SOLARIS), solution pour apporter à la terre une énergie illimitée depuis l'espace, dans un contexte ou l'ensemble des sociétés cherche la décarbonation et l'énergie à bas coût.


Le lancement de ce type d'étude est aujourd'hui largement médiatisé, diffusé auprès d'un grand public qui aura lui tendance à interpréter cela comme une concrétisation (rappelons nous du "Moon Village" annoncé en 2015). Or, il ne s'agit pas de futur, mais de conditionnel. Il y a une prise de risque, qui est celle de générer à la fois du rêve, moteur de vocations… et de la frustration, particulièrement contreproductive, les fluctuations de l'opinion pouvant générer des remous politiques fatals pour les budgets. 

Cependant, l'ESA est ici tout à fait dans son rôle: elle défriche, comme toutes les agences spatiales dans le monde, dans le but d'obtenir des financements, qui lui permettront d'établir des plans… qui peut-être aboutiront un jour à la naissance d'un véritable programme si ses Etats membres en prennent la décision.
Ajoutons à ceci que l'Agence spatiale européenne a appris à maitriser sa communication, au sens le plus contemporain du terme. Réseaux sociaux, effets d'annonce, clips, présence médias (grâce à ses astronautes, devenus véritables VRP), influenceurs… et même la création toute prochaine d'une boutique officielle à Paris, parce que oui, le "merch" est important pour développer son image de marque dans le spatial d'aujourd'hui, la NASA américaine étant le modèle en la matière. 


Une vision pour un futur

L'Europe spatiale a acquis avec les années le statut de véritable phare scientifique, c'est un fait. Mais nous évoquons ici des domaines plus stratégiques: l'accès à l'espace, l'énergie, la donnée… 

Pour bien comprendre cette recrudescence de projets, il s'agit de présenter le contexte. Un double mouvement s'opère actuellement, dynamisant le monde du spatial comme jamais depuis la fin de la guerre froide. Le premier phénomène est celui, auquel vous n'avez pas pu échapper, du New Space. L'arrivée de nouveaux acteurs privés dans un domaine qui reposait sur des process multi-décennaux a bouleversé la façon de travailler, tandis que se multiplient les offres de service, sur Terre, comme en orbite.
Le second phénomène relève lui de la grande stratégie puisque c'est le retour d'une "course" à l'espace entre grandes puissances. Etats-Unis surtout, puis Chine, sont en tête bien sûr, mais d'autres acteurs entendent suivre le mouvement, à niveau moindre toutefois. Citons ici la France et quelques Européens, le Japon, l'Inde… mais aussi des émergents comme Israël et les monarchies du Golfe. Cette course s'apprête à connaitre une phase de sprint tout à fait passionnante qui concernera en particulier la Lune, quasiment 60 ans après Apollo 11 (1969).

Ce nouveau contexte, alors que l'espace n'a jamais été aussi utile, indispensable même, à la planète et ses habitants, laisse augurer de nouvelles conquêtes, mais aussi de nouveaux marchés. Autant de zones de confrontations, plus ou moins pacifiques.  


Mais pour aider à comprendre, il va nous falloir imager. C'est donc de la façon suivante qu'une grande feuille de route internationale peut-être dessinée. Elle comporte plusieurs domaines stratégiques, et surtout plusieurs acteurs, publics comme privés. Nous discernons ici le prévu, et le probable, en essayant d'être assez exhaustifs, en éludant toutefois le volet militaire. Petit exercice de prospective. 

Prévu:
  • 2023: les méga constellations privées, puis bientôt "souveraines" (IRIS² pour l'UE), se déploient en orbite basse. Le marché satellitaire croît sans cesse. 
  • 2023: USA & Chine disposent d'un drone spatial à vocation militaire. La France prévoit de lancer une étude sur le sujet. L'Europe (ESA) doit tester son Space Rider, à vocation purement civile.
  • 2023 et suivant: avènement de lanceurs lourds et superlourds privés (New Glenn, Super Heavy) qui contribuent à tirer le prix du lancement au kilo vers le bas.
  • 2023/24: arrivée d'Ariane 6, lanceur européen qui connaitra une vie opérationnelle bien plus courte que les 27 ans de son prédécesseur. Son évolution partiellement réutilisable, Ariane "NEXT", lui succèdera dans les années 2030.
  • 2025: l'Inde accède, en toute indépendance, au vol habité. L'Europe n'a rien prévu dans ce domaine.
  • deuxième partie de la décennie 2020: les USA, puis la Chine (2029) se posent sur la Lune. Les Européens sont partenaires du programme américain Artemis.
  • deuxième partie de la décennie 2020: les "vaisseaux" privés deviennent la norme.
  • 2030: fin de vie de la Station spatiale internationale, qui ouvre la porte à l'arrivée de plusieurs nouvelles stations en orbite basse, la plupart privée. L'Europe n'a rien prévu dans ce domaine.
  • 2030: une station internationale orbite autour de la Lune, la "Lunar Gateway", à laquelle l'ESA est largement contributrice.
  • 2030: des sociétés de micro-lanceurs ont émergé partout dans le monde. Les plus performantes montent désormais en gamme. Des spatioports européens concurrencent désormais Kourou. 
  • 2033/35 : la Chine a son lanceur super-lourd.

Probable:
  • 2035: les orbites terrestres basses sont "saturées" et des mécanismes de règlementations restrictifs sont mis en place par la communauté internationale. L'Union Européenne joue un rôle majeur dans ce processus.
  • 2035: les lanceurs super-lourds américains et chinois sont en mesure de transporter des milliers de tonnes en orbite chaque année. Ils révolutionnent la façon de concevoir l'environnement proche de la Terre. On envisage désormais de "travailler" en orbite.
  • 2035: les premiers grands projets de superstructures sont planifiés (data center, centrale solaire orbitale, station de ravitaillement, nouveaux instruments scientifiques…).
  • 2040: bases permanentes américaine et chinoise sur la Lune.
  • 2040: l'Europe a son lanceur super-lourd réutilisable (étude PROTEIN lancée en 2023).

Possible:
  • 2040: les deux superpuissances maîtrisent la propulsion nucléaire. 
  • 2040: le voyage vers Mars est envisagé.


Voilà pour la partie aisée -et tout de même fantasmée- de l'exercice. Nous remarquons évidemment d'emblée que l'Europe, terre de collaborations, prend le risque d'être abandonnée au bord de la route alors qu'Américains et Chinois devront prendre des décisions tout à fait stratégiques pour leur destin cosmique. 
De plus, l'Europe a depuis la fin des années 1980 acquis un leadership commercial tant dans le domaine des lanceurs (Arianespace) que du satellitaire (Airbus, Thales Alenia Space...), qu'elle a désormais perdu, ne voulant pas croire au bouleversement conceptuel qui se déroulait pourtant sous ses yeux au cours de la décennie 2010. 

La crise est donc là, et elle ne concerne pas que les lanceurs, mais véritablement le futur des ambitions européennes. Néanmoins, si le leadership est perdu, l'expertise sur laquelle il est encore temps de capitaliser subsiste. 


Une stratégie, oui, mais avec quel stratège ? 

Ce billet de blog n'est pas le fruit d'une soudaine inspiration. Je dirais même qu'il s'inscrit dans une tendance qui prend corps, véritablement, ces derniers mois.
Il faut voir -et surtout lire- le nombre assez impressionnant de déclarations en table ronde, de tribunes publiées (y compris par le Directeur de l'ESA Joseph Aschbacher lui-même), d'articles de presse, et de documents commandés qui appellent l'Europe à se doter d'une véritable stratégie avec en son centre, en clé de voute, une capacité autonome de vol habité*, capacité qui viendra former un pilier qui à la fois, précédera, et complétera, le pilier "lanceur super lourd" -qui n'aura lui pas besoin d'être conçu pour le vol habité- devenu absolument nécessaire pour s'intégrer dans l'économie spatiale de 2040.

Le vol habité européen, nombreux en rêvent (même le Président Macron), beaucoup le préparent (ArianeGroup a dévoilé son concept SUSIE en septembre 2022, Dassault Aviation a son projet sur les planches à dessins, la start-up The Exploration Company développe son module)… mais les résistances sont là. Car oui, la limite structurelle qui contraint aujourd'hui la politique spatiale européenne tient dans la division de ses membres et familles de métiers. 

Au centre, le concept SUSIE (Smart Upper Stage for Innovative Exploration) - crédit ArianeGroup


L'Europe du spatial manque d'un vrai leadership. L'ESA n'a pas vraiment les mains libres, elle est profondément sclérosée par son principe cardinal du retour géographique, et ses membres, notamment les 3 principaux (France, Allemagne et Italie) ne jouent actuellement plus la même musique. Il s'agit d'une première crise à contenir. 
Même à niveau national il faut encore subdiviser entre divers ministères, entre civils et militaires, avec un rôle de plus en plus grand pour ces derniers, probablement les plus à même de demander certains programmes comme les drones spatiaux. 
Enfin, une partie du monde industriel (toute une génération semble traumatisée par l'échec de la navette Hermès, en 1992 !), et surtout scientifique, demeure réfractaire aux ruptures stratégiques, en premier lieu celle du vol habité, y voyant un bien inutile aspirateur à budgets quand des missions autonomes ou robotisées pourraient remplir les mêmes objectifs, à bien moindre coût… ce qui est vrai s'agissant de l'exploration spatiale lointaine, ou de la plupart des missions scientifiques. Ce qui l'est moins en revanche dès que l'on parle de "conquête". 

Afin de rester dans la roue des deux grands projets spatiaux américains et chinois, d'envergure sociétale si ce n'est civilisationnelle (la "destinée manifeste" de l'Amérique), l'Europe doit décider de son propre projet, autonome, souverain, et porteur de ses valeurs traditionnelles telles que l'esprit de collaboration internationale ou l'éthique. L'Europe ne peut se contenter d'obtenir des places chèrement négociées (signature des juridiquement contestables Accords Artémis) à bord des missions lunaires américaines, quand bien même cela suffirait amplement à certains Etats qui y voient un moyen peu onéreux d'acquérir du prestige. Ceux qui sont familiers des problématiques qui touchent à l'Europe de la défense et à l'OTAN y retrouveront un curieux parallèle.

Dans ce contexte, l'Union Européenne, structure décisionnelle rodée quoiqu'on en pense, pourrait-elle un jour chapeauter l'Agence comme certains le proposent ? Outre la difficulté de la non concordance des membres de l'ESA par rapport à l'UE (Royaume-Uni, Norvège..), le mandat de l'Union Européenne lui commande de servir ses citoyens, ce qui a mené aujourd'hui à de fantastiques programmes comme Galileo, Copernicus, et bientôt IRIS² pour la connectivité. En revanche, le contribuable européen n'attend pas de programme lunaire, ou de station orbitale, l'UE ne développant pas de stratégie de "puissance". Cela pourrait toutefois évoluer puisque des secteurs d'importance vitale comme ceux de la donnée et de l'énergie pourraient bien être un jour en partie délocalisés dans l'espace. 

Si nous reprenons notre petit jeu du probable et du possible, le premier scénario verra donc les membres de l'ESA s'arrimer pour de bon, un à un, au programme lunaire américain, pendant que ses membres les plus influents, en premier lieu l'Allemagne (cela rappellera la défense, encore), appâtés par de lucratives perspectives, tenteront de tirer la couverture du "New Space" au risque de faire éclater la cohésion continentale. L'Europe deviendra également majoritairement dépendante des lanceurs, vaisseaux et même stations spatiales issues du New Space américain, embrassant l'ère du service
Le scénario du possible voit lui les Européens valider l'option du vol habité dès 2025, et planifier une feuille de route qui les verra dotés de l'ensemble des piliers nécessaires pour le futur. Cela avec des budgets contraints certes, mais allant bien au delà des capacités indiennes, japonaises ou même russes. L'Europe devra néanmoins innover -ce qu'elle sait faire- et surtout revoir les processus d'attribution des programmes, en libéralisant et verticalisant les marchés. Rien dans ce second scénario n'oblige d'ailleurs l'Europe à revoir ses collaborations, qu'elles soient américaines ou autres, le "Moon Village" européen présenté en 2016 (déjà) pouvant bien attendre. 

Airbus dévoile LOOP¨en mai 2023, l'idée d'un module orbital 3en1, déployable en un lancement - Airbus


L'Europe du spatial ne manque pas de projets, mais elle semble manquer d'un projet. Il faut croire que tout se jouera au cours des deux prochaines années, avec en point de mire la ministérielle de l'ESA de 2025. Deux ans pour préparer deux décennies. Cela donne un certain vertige.


*A l'heure où j'écris ces lignes, il y a 17 personnes dans l'espace, dont 2 Saoudiens et 6 Chinois. Un record historique. 

1 commentaire:

  1. Les acteurs privés sont désormais si puissants que les États courent après...
    https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/espace-cest-nouveau-far-west

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