vendredi 3 septembre 2021

Une rentrée tête basse


L'été stratégique rime rarement avec vacances. C'est même souvent la saison des tensions, des grandes campagnes militaires. L'an passé par exemple, nous faisions le bilan d'un été très agité en Méditerranée Orientale, nouvelle preuve du "retour des Etats-puissance". Tout ceci est lié sans tout à fait l'être.. mais la rentrée 2021 marque bien une nouvelle étape dans le processus: la fin de cette "Guerre de 20 ans" entamée par l'Occident en 2001.

Ci-dessus: la France a contribué lors de l'opération Apagan à l'évacuation de 3000 personnes.


Nous aurions presque pu - ou dû - attendre la date du 11 septembre et son triste anniversaire pour publier ce billet. C'était en réalité le projet, mais cela a t-il encore du sens maintenant que Kaboul est tombée… depuis le 15 août déjà ?

Le retrait américain d'Afghanistan, prévu de longue date, s'est finalement - et comme on pouvait le redouter - déroulé dans une atmosphère de panique absolument historique, le pouvoir mis en place depuis 20 ans s'étant complétement désagrégé en plein cœur de l'été (en suivant de son armée), ouvrant aux Talibans, d'abord les principales provinces du pays, ensuite sa capitale et donc, le pouvoir.
La cohue qui s'en est suivie, les images de l'aéroport de Kaboul, s'inscrivent bien malheureusement dans l'Histoire. D'une RESEVAC, nous sommes passés à l'une des plus vastes entreprises d'évacuation humanitaire jamais vues.


Certes la France avait officiellement quitté l'Afghanistan depuis 2014, les combats depuis 2012. Certes nos services de renseignement et notre diplomatie alertaient depuis des mois sur le fait qu'il était préférable de quitter le pays avant la fin du retrait US (dès le printemps en vérité, ce qui attira à Paris les critiques des alliés et surtout des ONG). Certes… enfin… le travail d'évacuation mené par la communauté internationale, pays de l'OTAN en tête, a été exemplaire de professionnalisme comme de courage. 
Mais au final, le bilan est dramatique. Il n'y a qu'à lire les témoignages des vétérans, qu'ils soient Français, Américains, Australiens… tous sont aujourd'hui touchés au cœur, car c'est quelque part leur héritage qui s'évapore. Tous consentent aussi à reconnaître que l'issue était dramatiquement prévisible.

Pour ceux qui comme moi ont littéralement été forgés intellectuellement par la Global War on Terror* décrétée par l'administration Bush Jr (dont le SecDef Donald Rumsfeld est décédé cette année, comme un symbole), ayant vécu le 11 septembre et ses conséquences à l'adolescence, ce qui impactera directement sur le contenu des programmes universitaires dans les années 2000, le retour des Talibans au pouvoir marque bien la fin d'un ère.

Pour le Président Biden, c'est une humiliation choisie et assumée. Pas besoin d'être cynique pour deviner que dans quelques semaines, son opinion publique lui aura pardonné cet affront, et cela même si le pire était à craindre, et que le pire est arrivé: dans le chaos, un double attentat qui causa la mort de 85 personnes dont 13 Marines. Le moment est dur pour l'Amérique, mais Kaboul n'est pas Saïgon.  



La fin des grandes OPEX ?

Kaboul est le cimetière du "Nation Building" peut-on lire ici et là. Très franchement, qui peut le contredire ? L'épisode libyen marquait déjà un ultime avertissement.
La chute du pouvoir afghan rappelle une autre débandade, évitée de justesse, qui est celle de l'Irak face à l'EEI. L'Irak, justement l'autre grand symbole des années Bush.

Mais d'un point de vue militaire, cet échec doit être relativisé. Comme souvent sur ces théâtres de COIN (contre-insurrection), il n'y a pas eu de défaite militaire pour les nations occidentales, mais une guerre longue et coûteuse, dont le crédit politique s'est naturellement épuisé au cours de deux décennies. En réalité, le trait était tiré sur ces déploiements dès 2008 et l'élection de Barack Obama. 

Et comme tous les ans depuis 2016 (et l'élection de Donald Trump), l'Europe se pose la question de son indépendance stratégique. Pour quels résultats ? Réussir Takuba au Sahel - dans un cadre nettement moins "intensif" que l'Afghanistan - serait déjà un accomplissement. Ayons l'honnêteté de viser des objectifs à notre portée.
Il semble aussi que le sentiment d'abandon, de trahison même, soit le plus fort à Londres, où les commentaires sur la faillite afghane sont les plus véhéments. Le Royaume-Uni, démontrant un comportement exemplaire sur le terrain jusqu'aux dernières heures, a été pris de court par le retrait US, et réalise que sans confiance dans sa special relationship avec Washington, l'ambitieuse stratégie post-Brexit du "Global Britain" sera bien complexe à mettre en œuvre.

Les Britanniques ont été exemplaires jusqu'au bout à Kaboul. Une valeur sûre.

Et l'on reparle donc de déclin américain, ou occidental. A tort. La Maison Blanche a choisi un autre chemin. Elle lègue la question afghane aux acteurs régionaux (Turquie, Qatar, Iran, Pakistan… Inde, Chine).
En réalité, rien ne déraille véritablement du cadre prédéfini, car la fin de ces aventures militaires au Moyen-Orient vient clore un chapitre stratégique, tandis qu'un autre a déjà débuté. Ce dernier est présent dans tous les discours, et concerne bien sûr le renouveau du jeu des puissances, avec en fond la préparation à un hypothétique conflit de haute intensité. 

C'est pourquoi, et c'est un avis personnel pas forcément partagé dans le milieu, il me semble que l'on voit aujourd'hui la fin de l'ère des OPEX. Pas par manque de moyens, mais parce qu'il faudra peut-être une génération pour que le pouvoir politique d'une démocratie occidentale se risque à déployer des troupes sur le long terme loin de son territoire. 
Pour la France, la fin de l'opération Barkane - en vérité transformation - anticipée par le Président Macron en est un signal supplémentaire. L'avenir des interventions fait place nette à l'empreinte légère, aux drones, aux forces spéciales… à la formation et au soutien de forces locales quand cela est possible (oui sur ce point, le Mali est malheureusement le plus grand des défis). Il n'est pas impossible non plus que les "proxies" se multiplient, comme durant... la Guerre Froide. 

Un mal pour un bien ? C'est envisageable. D'une part car nos armées doivent entamer un nouveau cycle consacré à la haute intensité, tout en gardant une importante capacité de projection, surtout dans le cas français (Afrique où résident nombre de nos ressortissants, zone Indo-Pacifique).

D'autre part car contrairement aux idées reçues, les mécanismes de sécurité collective de la communauté internationale montrent des signes de réussite. Oui, depuis 1991, c'est d'abord l'ONU avec ses OMP, puis ici l'OTAN (bien loin de son ancre européenne), dont l'action tombe en disgrâce. Pendant que d'autres jubilent devant ces échecs. 
Pourtant au global, malgré les blocages, la corruption, les attentats… cela fonctionne. Un continent comme l'Afrique est plus que jamais en mesure de gérer une crise via l'intervention d'acteurs régionaux, à condition cependant que la communauté internationale assure un soutien logistique et financier adéquat.

Avec la chute de Kaboul, l'Amérique, l'OTAN et la communauté internationale tournent une page difficile, payant le prix de mauvaises décisions prises il y a maintenant 20 ans. Le terrorisme lui n'a pas disparu, mais ses sanctuaires subissent une pression appuyée et continue. Passé la honte, il convient désormais de se remettre en ordre de marche, car la boussole stratégique indique un nouvel horizon. 


*Le terme est abandonné par l'administration Obama, qui tout en multipliant très largement l'emploi des drones contre les groupes terroristes, préfèrera inscrire comme héritage stratégique son fameux pivot-Pacifique qui doit repositionner les USA face au défi chinois.

5 commentaires:

  1. Sans les américains, impossible de faire semblant de jouer au gendarme du monde...
    https://www.meta-defense.fr/2021/09/03/leurope-de-la-defense-ce-phoenix-sans-aile/

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    1. L'évolution des missiles va aussi remettre pas mal de choses en question en géopolitique...

      Le patron américain de la défense anti-aérienne, le Brig. Gen. Brian Gibson a indiqué que les systèmes Patriot, que la Suisse a choisi d'acquérir, doivent être mis au placard car même modernisés, ils ne feront plus le travail...
      https://mobile.twitter.com/Marsattaqueblog/status/1433785123535736832

      On a la même problématique avec le SAMP-T, même modernisé.
      https://www.forcesoperations.com/feu-vert-franco-italien-pour-la-realisation-du-programme-samp-t-ng/

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  2. Bonsoir,
    Peut être que votre avis n'est pas majoritaire dans votre entourage professionnel, mais vous n'êtes pas le seul à le penser:
    https://www.nouvelobs.com/monde/20210715.OBS46548/afghanistan-mali-la-fin-des-interventions-militaires-exterieures.html

    Cordialement.

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  3. Vingt ans de "guerre contre la terreur":
    https://www.wilsoncenter.org/article/al-qaeda-isis-20-years-after-911

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  4. Voilà, nous y sommes: le Mali, c'est (presque) fini pour Barkhane.
    Emmanuel Macron devrait l'acter au sommet UA-UE le 17 février 2022.

    Un officier revenu du Sahel retient "fossé entre pouvoir politique et militaires.

    Barkhane marquera peut-être la fin des OPEX":
    https://www.estrepublicain.fr/defense-guerre-conflit/2022/02/03/barkhane-au-mali-c-est-presque-fini

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