Enfin, évoquons la théorie qui voudrait que l'armée russe n'ait volontairement pas engagé ses moyens les plus modernes, les deux tiers des pertes blindées étant constituées de matériels soviétiques.
C'est un constat que je n'arrive pas à totalement partager, tant ce choix semble, pour un occidental, peu rationnel. Il faudra selon moi surtout regarder la réalité des modernisations effectuées dans l'armée russe. Y a t-il eu un effet vitrine bien servi par une habile communication ? Le niveau élevé de corruption a t-il eu des effets néfastes sur ces réformes et la performance des matériels ? Probablement.
Et que dire des troupes mal équipées ? De la présence de conscrits ? Des positions à peine défendues ?
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Une batterie russe laissée à la merci d'un tir de contre-batterie ukrainien. |
A partir ce premier bilan, on constate qu'un tel niveau d'attrition décimerait l'armée française en quelques semaines, mais réfléchir en terme de masse n'a pas grande valeur selon moi ici, pour deux raisons: premièrement, les opérations majeures de l'Occident ont été menées depuis 1990 dans un esprit libérateur (Irak, Afghanistan, Mali, ou même Libye), avant que la situation sécuritaire ne se détériore durant la phase de "nation building". Aussi, l'armée américaine en Irak ou française au Mali n'a jamais eu affaire à un tel niveau de résistance militaire ou civile. Il s'agit là d'une terrible erreur d'appréciation de la part des Russes, qui d'une certaine façon se sont auto-intoxiqués à l'écoute de leur propre discours. A titre de comparaison, la France n'aurait jamais pu mener une opération éclair comme Serval - modèle du genre - sur un territoire hautement hostile rempli de missiles portatifs.
Deuxièmement, les Occidentaux, Américains compris, cherchent toujours à légitimer politiquement leur intervention par la constitution d'une coalition. De facto, un conflit de haute intensité impliquant la France aurait peu de chances de se dérouler hors de ce cadre. C'est là bien entendu tout l'intérêt d'une alliance à haut degré d'interopérabilité comme l'OTAN.
Ce qui nous amène à la puissance aérienne…
- Aéro et aéroterrestre: un bilan qui pose problème

De ce que l'on peut confirmer, la Russie a perdu au moins 11 appareils depuis l'entrée dans le conflit. La pire catastrophe ne concerne pas la chasse, mais la destruction d'un transporteur IL-76 avec 150 parachutistes à bord.
Ces pertes sont dramatiques (notamment le samedi 5 mars), et le seraient encore plus si elles continuaient sur ce rythme. Il est néanmoins concevable que l'on soit dans la fourchette comptable inhérente à ce type d'engagement.
Là où le bât blesse, c'est sur l'absence de soutien aérien. Les Russes semblent combiner plusieurs handicaps: manque de munitions guidées et pods de désignation (même les images officielles venant de Russie montrent des appareils munis de bombes lisses et pod roquettes), ce qui implique de voler à basse altitude à portée des missiles Stinger. Surtout, l'absence quasi totale de soutien aérien rapproché montre une absence de coordination interarmées, et probablement pire encore, de confiance mutuelle: les troupes au sol ne comptent pas sur leur aviation, l'aviation ne compte pas sur les troupes au sol pour la destruction des moyens anti-aériens qui la menace.
A titre de comparaison, les troupes occidentales ont réussi - en partie grâce à la qualité de leurs JTAC - en Afghanistan et au Levant à réduire le temps d'intervention du close air support à 10 minutes seulement. Une capacité dont ont d'ailleurs fait les frais les mercenaires de Wagner en février 2018 à Deir Ezzor (à leur grande stupéfaction selon les témoignages).
La problématique est bien entendu la suivante: la France pourrait-elle le faire seule ? Ma réponse pourra surprendre: "oui, et mieux". Mais pas plus de quelques jours, et pas à l'échelle de l'Ukraine. Nous manquons pour cela d'appareils (et de pilotes, la rotation serait épuisante), et surtout de munitions. La puissance aérienne de l'Occident relève à 90% de l'US Air Force.
Sur le volet aérien, le retard russe sur l'OTAN est donc considérable. La Russie semble dans ce conflit moins capable que l'armée de l'Air française ou la Royal Air Force britannique, même prises en dehors d'une coalition.

Concernant les hélicoptères, le bilan est aussi important (au moins 11 pertes en 14 jours), ce qui n'a rien de surprenant dans un environnement saturé de MANPADS. Très présents dans les premiers jours, on les voit beaucoup moins depuis. On les voit surtout désormais évoluer tout seuls.
De nombreux appareils auraient également été détruits au sol. Attention à ne pas connaître un destin à l'afghane.
Les occidentaux sont eux passés maîtres dans l'usage des hélicoptères, mais, depuis le Vietnam, et à quelques moments spécifiques en Irak, cela s'est déroulé dans un ciel totalement dépourvu de menaces. Prenons plutôt l'exemple de la Libye en 2011, où l'ALAT française a mené des raids depuis la mer (PHA de classe Mistral) contre les forces loyalistes pourtant équipées en défense AA. Ces raids ont été menés par nuit noire, ce qui demande une expertise absolument exceptionnelle. Et rare.
Cela semble pourtant être la condition absolue de la survivabilité des hélicoptères sur un théâtre de haute intensité.
Il y a peu à dire sur le volet maritime, si ce n'est que la Mer Noire est fermée aux navires de guerre, et que la flotte russe, semble hésiter à mener l'assaut.
Des missiles de croisière ont été tirés depuis la mer néanmoins (700 au total si on comptabilise le volet terrestre), mais sans réduire considérablement le potentiel ukrainien, notamment sur les bases de l'ouest.
La surprise, c'est que même à distance de sécurité, la marine russe a perdu un patrouilleur flambant neuf (2018). Le Vasily Bykov, attiré dans un piège, aurait en effet été touché par un tir de lance-roquette multiple depuis la côte, ce qui semble confirmé ce mercredi 9 mars.
Une opération occidentale aurait bien entendu appuyé bien plus fort sur le levier maritime, dont elle a joui pleinement par le passé: missiles de croisière, missions aéronavales… une opération amphibie est plus risquée sans une couverture aérienne totale.
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La seul frégate de la marine ukrainienne a été sabordée. |
En conclusion, quels enseignements préliminaires tirer de ces deux semaines de conflit ?
A l'ère industrielle, l'invasion d'un pays représente manifestement un coût faramineux, même pour la Russie, qui a selon toute vraisemblance sous-estimé la tâche. Une nouvelle phase semble débuter tandis qu'une guerre d'usure s'installe. Sous le coup de sanctions économiques sans précédent dans l'Histoire, combien de temps la Russie pourra t-elle tenir face à des Ukrainiens taillés pour causer des micro coupures au quotidien ?
Prédire les prochaines semaines relève toujours de l'exercice dangereux. Il ne faut pas de plus, oublier la part d'irrationnel qui peut encore jouer son rôle. Il paraît que le renseignement français comptait sur la rationalité de Vladimir Poutine pour ne jamais déclencher ce conflit.
Côté français, on peut toujours débattre de qui de la roue ou de la chenille est la plus appropriée dans l'arme blindée (la boue semble toujours gagner à la fin), du nombre de frégates, ou de notre retard en matière de drones. Une chose est certaine, nos sociétés comme nos armées ne sont pas préparées à supporter un tel coût humain et matériel. Il y a peu de chances qu'elles le soient d'avantage dans 10 ans. Mais l'épreuve que traverse l'Europe aujourd'hui nous sert autant d'avertissement que d'apprentissage.