vendredi 30 juin 2023

Quel avion d'alerte avancée pour le SCAF ?

Le remplacement des vénérables AWACS de l'armée de l'Air et de l'Espace n'est pas au programme de la Loi de programmation militaire 2024-30. Il concernera en revanche la LPM suivante puisque leur potentiel sera épuisé vers 2035. A l'âge du SCAF, quels seront donc les possibilité de remplacement ? 

Ci-dessus: le système GlobalEye de Saab - photo constructeur.


Malgré toute leur magnificence, les légendaires "AWACS" (Airborne Warning and Control System), véritables symboles de la puissance aérienne occidentale, auront bientôt fait leur temps. Les Boeing E-3 Sentry -sur une base Boeing 707 militarisée- sont effet âgés d'un demi-siècle pour la plupart. 32 ans pour les 4 appareils en service dans l'armée de l'Air française. 
Leur remplacement est donc acté dans l'US Air Force, la Royal Air Force britannique, et est au cœur d'un important marché pour l'OTAN. 

Avec le temps, ces appareils d'alerte précoce, dont le fameux "rotodôme" porte deux radars multimodes (primaire & secondaire) analysant la situation tactique sur un rayon de 400 km, sont devenus l'un des éléments clés des dispositifs aériens contemporains. Non seulement pour leur rôle d'alerte avancée, mais aussi pour le développement de leurs capacités de C2 (command & control), ces avions étant en effet au cœur du réseau de décisions. On les voit notamment jouer un rôle très important pour l'Alliance Atlantique sur le flan est du continent européen.

Les imposants AWACS de l'armée de l'Air embarquent aujourd'hui un équipage de 18 personnes.


Ces appareils parfaitement reconnaissables arrivent donc en fin de vie opérationnelle chez les Occidentaux, tandis que depuis une grosse vingtaine d'années, de nouveaux Etats cherchent à s'en doter, notamment en Asie et au Proche & Moyen-Orient. 
Sur ce marché, deux acteurs principaux se démarquent (nous mettons de côté les Israéliens, peu de chance de les voir percer le marché français). Nous y trouvons Boeing qui propose en successeur du Sentry le 737 AEW&C/E-7 "Wedgetail", appareil ayant déjà remporté les marchés australien, turc, coréen, britannique et bien entendu américain. Nous y trouvons également le Suédois Saab avec une solution plus légère -les performances restent globalement les mêmes- incarnée par le GlobalEye, solution implantée sur business jet (nous y reviendrons) et héritée du système à succès "ERieye" lancé dans les années 1990. GlobalEye a convaincu, outre la Suède en 2022, les Emirats Arabes Unis dès 2015.

Que l'on soit chez Boeing ou Saab, la nouvelle génération d'AWACS, déjà opérationnelle mais sujette à de prochaines évolutions, s'avère largement plus performante que l'ancienne développée durant la guerre froide. Dans les deux cas, le radar bénéficie d'une portée étendue à 600km, quand les vieux E-3 n'en couvrent que 400. S'agissant de l'avionique, des autres capteurs, et des systèmes de liaisons de données, ils embarquent nativement des capacités que même les dernières modernisations de l'E-3 Sentry peinent à égaler (modernisation entreprise en 2017 pour l'armée de l'Air). 
Et dans les deux cas, ils nécessitent un équipage moins important que l'ancienne génération, une partie des systèmes pouvant d'ailleurs être gérée à distance grâce aux liaisons de données.


En 2023, les deux appareils précités sont en compétition dans le marché de remplacement des 14 AWACS (des E-3 vous l'aurez deviné) de l'OTAN, basés en Allemagne. Un marché où les Américains ne comptaient visiblement pas avoir de concurrence. La Suède elle, candidate à l'entrée dans l'Alliance Atlantique, joue crânement sa chance. 

Cela nous amène donc à la question du remplacement des AWACS français. Celle-ci ne fait pas beaucoup débat aujourd'hui, puisque les appareils sont théoriquement en service jusqu'en 2035. Or, nous bouclons à peine le vote de notre Loi de programmation militaire pour la période 2024-2030. C'est donc au cours des prochaines années, en préparation de la période post-2030, que la question devra être posée: à l'orée de son entrée dans le SCAF, système de combat aérien futur, de quel système d'alerte avancée choisira de se doter la France ? 


Un moyen d'embarquer la Suède dans le SCAF ? 

Pour bien comprendre la problématique, il faut poser sur la table les grands principes du système de combat aérien futur (SCAF), tel que généralement conçu selon l'évolution de la doctrine occidentale, et dans notre cas, française. 

Le combat aérien futur tel que conceptualisé aujourd'hui repose essentiellement sur la notion de combat collaboratif. Chaque pièce du dispositif (du drone au satellite) est ainsi interconnectée à toutes les autres, si bien que la "toile" toute entière est au service de la mission, en temps réel. Au cœur du système, l'humain bénéficie d'une aide à la décision rendue possible par le traitement des données issues de l'ensemble des capteurs.
A la base du SCAF, il y a donc les capteurs -et effecteurs- et la façon dont ils interagissent entre eux. Surtout, l'une des pièces maitresses qu'est l'avion de combat est capable de constituer un "nœud de C2", chaque appareil interprétant donc le rôle d'un "mini-AWACS". 

Toute la mission ne repose donc plus, comme cela peut-être le cas aujourd'hui, sur le seul AWACS, qui d'ailleurs constitue de facto une cible prioritaire pour l'ennemi.

Néanmoins, ce réseau ne peut se passer d'un avion spécialisé, le radar d'un avion de combat n'égalant par exemple qu'une fraction de la surface couverte par les systèmes d'un AWACS dédié. 



La France perdra dans les années 2030, et ses avions de patrouille maritime (les ATL-2), et ses AWACS (le E-3 Sentry). Dans les deux cas, il n'y a aujourd'hui aucune solution française ni même européenne disponible sur étagère*… mise à part le GlobalEye en remplacement des AWACS.
Mais dans la configuration du SCAF, à savoir un réseau collaboratif bien plus distribué que ce que nous connaissons aujourd'hui, aura t-on besoin d'aussi gros appareils que par le passé ? Pas nécessairement. D'autant plus qu'une solution "imposante" comme le Boeing E-7 n'est pas vraiment optimisée (la miniaturisation des systèmes fait en effet qu'à bord d'un appareil comme le Boeing 737, la cabine n'est pas utilisée à son plein potentiel !), et est également bien plus chère si l'on en croît les marchés déjà établis. A budget égal, un business jet permettrait à la fois plus de souplesse dans l'emploi, et éventuellement de pouvoir disposer de plus d'appareils en flotte (oui, on peut rêver), comme c'est le cas par exemple dans le renseignement avec les 3 Falcon 8X "Archange" qui remplaceront 2 Transall Gabriel**. Ceci dit toutefois, on ne réalise pas de posé d'assaut avec un Falcon…

Enfin, le rôle de la Suède. 

Initialement partenaire du programme britannique Tempest (qui associe aujourd'hui Italiens… et Japonais), la Suède a plus récemment semblé prendre de la distance avec le programme concurrent de notre SCAF "continental" (France, Allemagne, Espagne… et Belgique en observateur). 
Au regard de la situation géostratégique du pays (il est européen), de la performance reconnue de son industrie de défense (voir la victoire récente de Saab sur le marché des systèmes de guerre électronique de la Luftwaffe), ou encore des programmes menés en partenariat par le passé, comme le démonstrateur de drone de combat furtif nEUROn dont le maître d'œuvre était Dassault Aviation (démonstrateur qui aura visiblement un héritier au sein du SCAF), il y a naturellement matière à penser que Stockholm, et en particulier Saab, ont peut-être une carte à jouer au sein du SCAF, étant susceptibles d'apporter de véritables briques à l'édifice. Ce qui n'est pas le cas de tout le monde en Europe.


Et pourquoi pas sur Dassault Falcon ?

Dans notre scénario d'élargissement du SCAF, un seul pays européen propose donc une solution éprouvée en matière d'alerte avancée: Saab avec son GlobalEye.

Petit bémol à ce projet. L'avion porteur du système est aujourd'hui un business jet certes, mais un business jet canadien: le Bombardier Global 6000. Depuis les années 1990, Saab a fait le choix d'installer son système sur plusieurs porteurs, tous dans la gamme des avions d'affaires. Ces avions sont au nombre de 4. Il s'agit du Bombardier Global 6000 donc, mais aussi du Saab 340, du Saab E-2000, et de l'Embraer 145H.
Le Global 6000 est un "gros" jet, aux performances assez remarquables. Ceci dit, la totalité de ses capacités seront bientôt dépassées par un nouvel appareil qui entre à peine production pour le marché civil. Le Dassault Falcon 10X, "le plus grand, le plus avancé, et le plus spacieux" des business jets.  


Les performances affichées par le dernier né chez Dassault Aviation en terme d'endurance, rayon d'action, vitesse… mais aussi espace cabine (primordial dans notre cas d'espèce), laissent augurer d'un formidable potentiel pour un avion de missions. Sans parler d'une empreinte logistique sans commune mesure avec celle d'un Boeing. 

De là à imaginer le partenariat franco-suédois autour d'un Falcon 10X "GlobalEye"... il n'y a qu'un pas que nous ne franchirons pas aujourd'hui ! 




*S'agissant de la PATMAR, on sait depuis cet hiver 2023 que la DGA a ouvert la compétition entre Dassault Aviation et Airbus. L'heureux élu sera l'A320néo (Airbus) ou le Falcon 10X (Dassault). Là encore, ce sont deux philosophies qui s'opposent.

**Une précision sur le programme Archange et la solution intérimaire SOLAR. Les Transall Gabriel de renseignement étant retirés du service depuis 2022, et les Falcon 8X de remplacement n'arrivant qu'à partir de 2028, la DRM va utiliser une solution intérimaire à travers le contrat "SOLAR". Il s'agit ici d'externalisation via le service d'une société (bien connue) spécialisée dans le renseignement. Cette dernière utilisera comme avion porteur un Saab 340, mais le marché n'a pas été passé avec Saab elle-même. Il y a parfois confusion.

mercredi 28 juin 2023

A Biscarrosse, la DGA et Ariane font entrer la France dans le club hypersonique

Lundi 26 juin 2023 à 22h00, la DGA Essais Missiles a procédé depuis Biscarrosse au premier test du démonstrateur de planeur hypersonique VMaX. Le tir, observé jusqu'en Méditerranée et en Espagne, est un succès. La France a t-elle fait son entrée officielle dans le très fermé club des puissances hypersoniques ?  

Ci-dessus: image de synthèse diffusée par la DGA mardi 27 juin pour annoncer le tir de la veille.


C'est donc un succès. Le premier tir -très attendu- du démonstrateur français de planeur hypersonique "VMaX" (pour véhicule manœuvrant expérimental) a eu lieu depuis le centre d'essais des Landes lundi 26 juin, dans la soirée (22h00 très précises). Un tir au dessus de l'Atlantique qui a été observé dans tout le sud ouest, et même dans le nord de l'Espagne jusqu'en Catalogne, la trainée de fumée provoquée par la fusée-sonde étant restée visible dans le ciel crépusculaire pendant plusieurs dizaines de minutes.

Pour rappel, ce sont la DGA, l'ONERA, et Ariane Group qui sont à la manœuvre sur ce programme de démonstrateur depuis 2019. 

Cette image de la fusée sonde au CEL a été publiée dans la presse mardi 27 juin. 


La Direction générale de l'armement (DGA), puis le ministre des Armées, n'ont confirmé l'information qu'en début d'après midi mardi 27, se félicitant de la réussite de ce tir de fusée-sonde emportant le démonstrateur de planeur hypersonique. Car c'est bien une fusée sonde en effet, qui devait emmener cette charge expérimentale, celle-ci, non propulsée, devant par la suite rebondir sur les hautes couches de l'atmosphère à une vitesse dépassant Mach 5. 


Même si on en sait pas d'avantage (et ce avant plusieurs semaines probablement), la DGA complétait ce communiqué en ajoutant: "Équipé de nombreuses innovations technologiques embarquées, cet essai en vol était un défi technique inédit qui prépare l'avenir de notre feuille de route nationale hypervélocité. La France est l'un des seuls pays dans le monde à disposer d'une expertise crédible dans ce domaine."

Les armes hypersoniques font partie de ces présupposés game changers du combat futur, puisqu'on ne sait pas les contrer aujourd'hui. 
En termes de technologies et compétences, la France envoie donc avec ce premier essai réussi un message important, faisant son entrée très officielle dans le club plutôt élitiste (Russie, USA, Chine et Inde) des pays qui travaillent sur les technologies de planeur hypersonique pour leur défense. 


En terme de souveraineté en revanche, nous ne sommes pas encore sur un système d'arme 100% national. 
Le journaliste Jean-Dominique Merchet a en effet publié sur Twitter l'information selon laquelle ce sont les Américains qui ont fourni le lanceur, la France ne disposant à ce jour d'aucun modèle de fusée sonde adaptée. Mais nous ne sommes qu'à un stade peu avancé du programme global. Le prototype de planeur est lui, bien français.


Prochaine étape en 2024 ou 2025, avec "VMaX-2", dont on connaît l'existence depuis le mois de mars 2023. C'est surtout avec ce second démonstrateur, plus ambitieux, que la France devrait fermement valider l'acquisition de la "compétence" hypersonique. Avant très probablement qu'un programme ne soit lancé pour des capacités opérationnelles cette fois, disponibles à l'horizon 2035. Planeur... mais aussi missile.

Autre rappel en effet, nous ne parlons ici que de la capacité planeur, très différente de la capacité missile. Mais c'est un autre sujet, sur lequel travaille également la France avec l'ASN4G.  



lundi 26 juin 2023

L'idée d'un Falcon de lutte anti-incendie découle des mégafeux aquitains de 2022

Une maquette inattendue de Falcon attirait la curiosité des visiteurs sur le stand de Dassault Aviation lors de cette édition 2023 du Salon international de l'aéronautique et de l'espace, au Bourget. En effet, il s'agisait d'un Falcon de lutte anti-incendie. Une idée née des catastrophiques feux de forêt qui ont touché la Nouvelle Aquitaine en 2022.

Ci-dessus: la maquette du Falcon "Firefighter" au salon du Bourget 2023 - photo Pax Aquitania.


Dans une très instructive interview publiée par le journal Le Figaro durant le salon du Bourget 2023, qui se tenait du 19 ou 24 juin, Eric Trappier le PDG de Dassault Aviation évoque un grand nombre de sujets stratégiques pour son entreprise. Dans le désordre, le Rafale et son export, le SCAF, l'aviation d'affaires, la décarbonation, et… cette étrange maquette de Falcon jaune et rouge qui dénotait fortement au milieu des livrées militaires et commerciales sur le stand (intérieur) Dassault au Bourget. 

On apprend donc que c'est à la suite des feux de forêt historiques (30 000 hectares perdus et une mobilisation jamais vue) qui ont ravagé le massif aquitain en 2022 qu'Alain Rousset, le Président de la Région, a appelé le PDG de Dassault Aviation afin d'explorer les pistes en matière d'avions de lutte anti-incendie. On se souvient en effet qu'en plein tumulte, la Région s'était offusquée d'une mauvaise répartition des avions bombardiers d'eau de la Sécurité Civile (leur base est à Nîmes, et un certain nombre de Canadair est déployé durant l'été à Mérignac), réclamant même sa propre flotte d'appareils. 

Eric Trappier rappelle au Figaro que Dassault Aviation est présent en Aquitaine, notamment à Mérignac: "Nous sommes concernés." 

Il révèle aussi que l'avionneur a engagé des discussions avec la Sécurité civile et le ministère de l’Intérieur -car en vérité, c'est bien à ce niveau institutionnel que cela se joue, national et en aucun cas régional- pour proposer un concept de Falcon 900 ou 2000 spécialisé dans le guet aérien et le traitement rapide des départs de feu
Il ne s'agit donc en aucun cas de faire un véritable avion bombardier d'eau (l'avenir de la flotte semble promis à l'évolution du Canadair à l'horizon 2030), mais un appareil complémentaire des moyens existants: guet aérien ou largage de produit retardateur (?), comme sur la maquette du Bourget avec une citerne équivalente à 3t.

Enfin, Eric Trappier précise que ces Falcon "Firefighter" auraient par nature un rôle européen, le jet permettant une souplesse d'emploi qui pourrait être précieuse à l'échelle continentale.

A suivre !


PS: rappelons qu'outre Dassault, il y a également Airbus qui avait montré l'année dernière qu'il travaillait sur une capacité de largage pour son A400M. 


vendredi 16 juin 2023

La France va t-elle enfin faire voler ses grands drones ?

L'édition 2023 du salon du Bourget est l'occasion pour les dronistes français de présenter enfin des solutions qui sont attendues pour certaines depuis des années, que l'on parle ici de grands drones comme le Aarok, ou de petites munitions rodeuses. La France se reveillerait-elle enfin ? La condition est encore qu'elle puisse faire voler ces appareils. Une solution se profile en Gironde avec le CESA Drones. 

Ci-dessus: vue d'artiste du drone Aarok de Turgis & Gaillard, en opérations pour l'armée de l'Air - source: constructeur.


Il sera assurément l'une des stars du Bourget 2023. Avec ses mensurations et capacités impressionnantes (5,5 tonnes à vide, 1,5t de charge utile, 24 h d'endurance…), le drone "Aarok" de la PME Turgis & Gaillard est un MALE (moyenne altitude longue endurance) que certains voient déjà venir jouer dans la cour des grands, comme le légendaire MQ-9 Reaper en service dans l'armée de l'Air - et que Generals Atomics rêve de vendre à la Marine Nationale - ou le futur et très onéreux Eurodrone. 

Aarok a été développé en secret depuis trois ans, avec le soutien de la DGA, et sa révélation vient véritablement soulager quelques… inquiétudes. En effet, la France, pays aéronautique s'il en est, accuse toujours 20 à 30 ans de retard dans le domaine des drones militaires. Et alors que le drone tactique Patroller de Safran arrive tout juste dans les forces (armée de Terre), des questions pouvaient très légitimement être posées sur la place accordées aux drones dans nos armées d'une part, et dans notre BITD. 

Des bilans ont été tirés depuis plusieurs années sur l'emploi des drones, renforcés encore récemment par non seulement le conflit en Ukraine, mais avant lui, celui entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan (2020).
Il y a aujourd'hui un drone, voir plusieurs modèles de drones pour chaque mission. C'est pourquoi nous ne nous étendrons pas ce jour sur les différents besoins. Une chose est néanmoins certaine, l'Etat est demandeur d'une solution -relativement- peu chère, efficiente (l'Aarok peut sur le papier réaliser toutes les missions, y compris délivrer de l'armement), tout en étant robuste (Aarok doit pouvoir décoller depuis un terrain sommaire selon ses concepteurs). 

Le fameux modèle turc ?! Nous verrons bien, et aurons l'occasion d'en reparler très vite.


A noter que l'Aarok n'est pas le seul drone de grande envergure en préparation en France (pas le seul grand drone, mais probablement le plus grand des drones !), dans la  catégorie "robuste et low cost", mais ne trahissons pas de secret pour le moment. Nous découvrirons donc si d'autres acteurs sortent du bois à l'occasion du Bourget. 


Extension du CESA Drones 

Il reste un problème fondamental à résoudre. En raison des règles drastiques à respecter et des lourdes certifications imposées par l'Aviation civile, la France ne sait pas aujourd'hui mener d'expérimentations avec ses grands drones.
Il existe bien sûr des zones de test dans différentes régions, comme le CESA Drones à Bordeaux, mais rien de suffisamment étendu (et loin des habitations) pour que les dronistes puissent s'exercer sous l'œil bienveillant des autorités.

La conséquence est directe, et parfois mortelle pour les entreprises: il faut aller à l'étranger. Le problème n'est même pas européen, puisque des frontaliers comme l'Espagne accueillent des entreprises françaises les bras ouverts.

Il y a donc urgence en la matière, et quelques initiatives ont été tentées. Citons le projet "Zeldda" (Zone d’expérimentation longue distance pour drones aériens) qui espère émerger du côté de Cahors, mais aussi l'extension toute récente du CESA Drones en Gironde.

En effet, le CESA Drones, filiale de Bordeaux Technowest, a annoncé cette semaine avoir obtenu l'agrandissement à Hourtin, sur la côte Atlantique (moins d'une heure de Bordeaux) de sa zone à longue élongation*. Une zone qui s'étend désormais sur une envergure de 100 km au dessus de l'océan. Idéal pour limiter les risques.
Il s'agit bien ici d'une extension, car le "corridor" établit dès 2015 ne faisait que 50 km. Suffisant pour des petits modèles, les voilures tournantes en particulier, mais plus limité pour les grands appareils auxquels le marché aspire désormais. En particulier le marché militaire.


Le travail du CESA, de Bordeaux Technowest et des élus locaux a fini par payer, et les premières réactions de la part des dronistes sont particulièrement enthousiastes. De quoi ramener en Aquitaine ces nouveaux fleurons qui attirent déjà tous les regards ?

Sur le même sujet ou presque, la prochaine étape devrait concerner, à Bordeaux même cette fois, une zone d'essais pour les nouvelles mobilités aériennes (dont les fameux "taxis volants").

*on peut retranscrire cette dénomination par zone où sont menées des expérimentations "BLOS": beyond visual line of sight. Ce sera d'ailleurs l'un des thèmes majeurs du salon UAV Show à la rentrée à Bordeaux. 


mercredi 14 juin 2023

On doute du programme F-35 en Belgique... tout en tentant de rejoindre le SCAF


La Belgique a choisi. Le F-35 au détriment du Rafale ? Oui, mais plus encore: la Belgique fait le choix du programme européen SCAF plutôt que du concurrent "Tempest". Dans une sortie médiatique tout à fait officielle, la ministre de la Défense Ludivine Dedonder annonce la volonté belge de rejoindre le SCAF. Un vrai coup de poker qui sera tenté au salon du Bourget la semaine prochaine. 

Photo: la maquette du "Next Generation Fighter" et ses "remote carriers", au Bourget en 2019.


Cela fait trois semaines que le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, a déclaré lors d'une audition au Sénat -qui concernait la Loi de programmation militaire française- qu'il n'était pas favorable à l'élargissement rapide du programme SCAF (système de combat aérien futur) à d'autres membres, citant notamment les pays européens clients du F-35 américain, et encore plus explicitement la Belgique, qui chercherait dans le SCAF des contreparties industrielles.  


Trois semaines donc, et un silence médiatique quasi absolu en France, où la bataille du partage industriel semble désormais derrière. En Belgique cependant, l'intervention d'Eric Trappier a déclenché une véritable tempête politico-médiatique. Autorités comme industriels ont en effet été choqués que la France, par la voix du PDG du principal avionneur militaire du continent, annonce un rejet aussi catégorique de toute hypothétique participation belge au programme SCAF. 

Pour rappel, le SCAF, c'est un programme annoncé en juillet 2017 par la France et l'Allemagne, et associant dès le départ Dassault Aviation et Airbus Defence & Space. Le programme va par la suite s'ouvrir à d'autres industriels (intégrateurs, motoristes..) et surtout à un troisième pays, l'Espagne. Il aura fallu, pendant des mois, des années, négocier à niveau politique, militaire et industriel sur le partage des tâches, pour enfin obtenir une série d'accords qui doit mener à la réalisation d'un démonstrateur pour l'avion de combat de nouvelle génération (horizon 2028/29), dont la maîtrise d'œuvre est confiée à Dassault. Mais le SCAF, c'est bien plus que ça, avec aussi un cloud de combat, des effecteurs déportés, etc... 

Dès le départ le SCAF "continental" s'est retrouvé face à un projet britannique concurrent, le "Tempest" -renommé depuis… FCAS, soit SCAF en anglais- rejoint par l'Italie, et lié récemment au programme d'avion de nouvelle génération japonais. La Belgique a elle, depuis le départ, annoncé qu'elle étudierait sa participation aux deux programmes. Jusqu'à ce jour… où elle annonce donc sa préférence pour le SCAF.


Le SCAF vu comme une véritable bouée économique

On peut en effet lire depuis le 10 juin dans La Libre que le "vrai contrat du siècle" (sic) n'est pas pour la Belgique celui du F-35 mais bien celui du système de combat aérien futur, dit de "6ème génération". Et avec ce programme "SCAF", on parle effectivement du programme franco-allemand-espagnol, Bruxelles semblant juger qu'il y a plus à y gagner sur le plan économique et industriel qu'avec les Britanniques. Un choix murement réfléchi qui explique peut-être les inquiétudes entendues depuis la sortie d'Eric Trappier au Sénat. 

La ministre belge, que l'on attend la semaine prochaine au salon du Bourget, revient justement sur ce passage, se disant "choquée" par les propos du PDG de Dassault Aviation, accusant par la même la France de jouer à contre courant de l'Europe de la Défense. Lunaire. 

En vérité, que peut à ce stade obtenir la Belgique dans le programme SCAF, outre éventuellement une concession politique (pas impossible, l'Elysée fait plutôt dans la mansuétude) qui la mènerait au statut d'observateur du programme ?
La presse belge regorge pourtant d'interviews ces derniers jours, de la part d'industriels nationaux ventant les apports que pourraient fournir leurs entreprises. Cependant, chez nous, les partages industriels ont été faits, dans la douleur, et les acteurs ont été plutôt clairs à ce sujet. Rien ne bougera plus à court ni moyen terme

Restons ici loin des problématiques opérationnelles (le dossier de l'interopérabilité en particulier), car c'est bien en effet sur le plan économique que l'on peut commencer à déterrer la racine du problème. La Belgique, qui recevra ses deux premiers F-35A (sur 34) à la fin de l'année, en retard et pas forcément au standard attendu, attendait des Américains des retombées très importantes pour son industrie aéronautique. Chose que promettait également la France avec la candidature du Rafale. 
Or, depuis, on déchante, et certains patrons n'hésitent pas à parler de "miettes" (les chiffres parlent d'au mieux 700 millions d'euros, quand des milliards étaient espérés), appelant à ne pas se tromper lorsqu'il s'agira d'obtenir une part du prochain gâteau. Et ce prochain gâteau: c'est le SCAF.

Selon la conjoncture actuelle, il est plutôt facile de conclure que le dossier de la victoire du F-35 en Belgique -qui remonte déjà à 2018- va laisser des traces sur le long terme dans les relations franco-belges. Au Bourget, obtenir un statut d'observateur dans le programme SCAF serait en soi une victoire politique significative. Le ticket d'entrée serait de 350 millions d'euros selon la presse flamande. Un chiffre déterminé par la Belgique elle-même.

Dans cette affaire, le problème de fond réside surtout dans le fait que la Belgique n'a pas besoin d'un avion (elle a le F-35 pour 40 ans). Elle a besoin d'emplois. 


>>>MISE À JOUR SAMEDI 17 JUIN<<<
En Belgique, le conseil des ministres a approuvé vendredi 16 juin la demande de candidature du pays au programme SCAF. A Bruxelles on a directement évoqué l'ouverture de négociations entre les industriels nationaux et ceux des trois pays partenaires au SCAF. Cependant, il n'y aura aucune signature au Bourget, pas même pour un statut d'observateur. La France ferait trainer le dossier selon la presse flamande.

>>>MISE À JOUR MARDI 20 JUIN<<<
Le ministère des Armées confirme l'information délivrée en ouverture du salon du Bourget par le Président Macron. La Belgique va se voir accorder le statut d'observateur au sein du programme SCAF. Le PDG de Dassault Aviation se déclare "satisfait" de la forme de cette participation, même s'il avoue douter d'un besoin belge pour un avion avant 40 ans (car elle a le F-35). A suivre donc, pour voir les réactions ici et là… mais la porte s'ouvre donc pour d'autres partenaires. 


Ces pays qui doutent… 

La Belgique n'est pas le seul pays où se concentrent ouvertement des doutes, quand ce ne sont pas des inquiétudes quant aux surcoûts, à la réalité des compensations industrielles, ou même au processus d'acquisition qui touchent le programme F-35. C'est en particulier le cas en Suisse, qui avait opté pour le F-35 au détriment, notamment, du Rafale en juin 2021.

C'est dans ce contexte que la télévision publique propose un excellent documentaire (visible gratuitement ci-dessous) sur les problématiques qui entourent le choix du F-35 en Suisse. Les journalistes y étendent leurs investigations jusqu'en Norvège. 
On notera qu'en conclusion de celui-ci, un intervenant se pose la question de l'absence de réaction des opinions publiques face aux scandales dans le monde des acquisitions d'armement, affaires qui coûtent des milliards aux contribuables de ces démocraties pourtant exemplaires. Il explique peut-être ce phénomène par une confusion générée par la complexité de ces questions… ce qui ici nous conforte dans l'idée qu'il faut encore -et toujours- mieux informer sur les questions de défense, et plus largement, sur les questions stratégiques. 



lundi 5 juin 2023

Le couple Rafale-Neuron n'a pas peut-être pas dit son dernier mot

Un amendement de la Loi de programmation militaire précise que dans les années 2030, le Rafale porté au standard F5 pourra être accompagné d'un drone issu du démonstrateur Neuron. Le temps de capitaliser sur les enseignements de ce superbe programme débuté il y a 20 ans serait-il enfin venu ? 

Ci-dessus: un Rafale Marine rejoint le Neuron en patrouille lors d'un vol au dessus du groupe aéronaval en 2016 - Dassault Aviation. 


La nouvelle Loi de programmation militaire qui couvrira la période 2024-2030 (pour un montant record de 413 milliards d'euros) est actuellement en cours d'examen parlementaire. Des débats qui nous permettent de découvrir plusieurs amendements des plus élégants: on pensera ici d'abord à l'ajout d'une étude de faisabilité pour doter le porte-avions de nouvelle génération d'un sister ship (très strictement, un second porte-avions, sans groupe aéronoval), mais aussi et surtout à cette possibilité de voir un jour le Rafale accompagné d'un drone issu du programme nEUROn. 

C'est le gouvernement lui-même qui a déposé cet amendement N°292 le 16 mai: « Le standard F5 du Rafale sera développé pendant cette loi de programmation militaire. Il comprend notamment le développement d’un drone accompagnateur du Rafale, issu des travaux du démonstrateur Neuron ». Un amendement validé le 25 mai.

On a déjà beaucoup écrit sur le Neuron sur Pax Aquitania, et sans trop s'étendre aujourd'hui concernant ce démonstrateur de drone de combat furtif européen, je vous invite plutôt à consulter le billet ci-dessous, qui incitait dès 2019 à poursuivre l'option d'un duo Rafale F5/drone furtif. Tout est encore valable !

>>> Lire sur le blog: Penser un avenir au drone nEUROn <<<


Si le tout récent standard F4 du Rafale (2023) fait entrer l'appareil dans l'ère du combat collaboratif (au sens numérique du terme) grâce à des capacités de fusion de données, c'est avec le standard F5, d'ores et déjà annoncé pour les années 2030, que se fera la vraie révolution du système de combat aérien futur. Le Rafale pourra alors être accompagné de systèmes dronisés, autonomes ou semi-autonomes, avec lequel le chasseur "habité", au cœur du cloud de combat, pourra interagir. 

Au vu de cet amendement gouvernemental dans la LPM 2024-30, deux questions peuvent être posées ? 
  1. qui a intérêt à pousser pour le développement d'un drone de combat furtif "accompagnateur" du Rafale F5 dès les années 2030 ?
  2. parle t-on bien ici d'un drone furtif strictement issu du programme nEUROn, ou bien des fameux effecteurs déportés, les "remote carriers" qui doivent accompagner en masse le chasseur du futur au sein du programme SCAF, prévu pour les années 2040 ? 

A la première question, nous pouvons répondre en rappelant que nEUROn fut bel et bien un exemple réussi de collaboration européenne entre 6 pays, chacun apportant une expertise spécifique -ainsi qu'un financement- au sein d'un environnement de collaboration innovant. Point essentiel, il n'y avait qu'un seul décideur, la DGA française, et un seul maitre d'œuvre, Dassault Aviation. Et alors que l'on a pas évoqué le programme depuis 2019, date de la dernière campagne de vol, il semble donc que la partie française (les armées ? la DGA ? l'industriel ?) n'ait pas oublié le nEUROn et ses enseignements. 
Reste à savoir avec quel œil cette nouvelle évolution sera regardée par les autres pays concernés à l'époque (Italie, Suède, Espagne, Suisse, Grèce), et si cela peut augurer d'une nouvelle collaboration fructueuse. Car quoiqu'on en dise, la taille du marché potentiel importe.

A la seconde question, il n'y pas vraiment de réponse à ce stade, en tout cas sans clarification. En commission comme dans les médias, Eric Trappier le PDG de Dassault Aviation a néanmoins donné un indice en précisant que ce serait à l'Etat de choisir quel accompagnateur il veut pour le Rafale F5, différenciant bien les « petits remote carrier, comme pour le Scaf, ou des drones de type Neuron. C'est quasiment un avion de combat qui opère en liaison avec le Rafale ». Il faut donc croire que sémantiquement, "Neuron" signifie bien drone de combat furtif.
Cela a son importance, non seulement sur le plan opérationnel (on ne fait pas la même chose avec des effecteurs déportés qu'avec un drone armé furtif), mais également en terme de partage industriel. Les remote carriers du SCAF ayant été confiés à MBDA et Airbus DS , un véritable héritier du nEUROn restera lui plutôt dans le giron de Dassault Aviation, et plus largement de la "Team Rafale" (Safran et Thales).

Pour finir je me contenterai de reprendre mes propres mots, publiés en 2019 (déjà) : c'est sur le couple Rafale/nEUROn que doit dès aujourd'hui se construire la première itération du SCAF. Opérationnels et industriels disposent d'une occasion unique de capitaliser sur un programme de démonstrateur à succès.

Alors, verra t-on un jour un ligne d'assemblage Neuron apparaître à Mérignac aux côtés du Rafale* ? D'aucuns se rappelleront même que c'est ainsi qu'on imaginait le SCAF il y a encore une quinzaine d'années ! 


*mais des Neuron, est-ce moins de Rafale ?


vendredi 2 juin 2023

Spatial européen: des projets, pas de stratégie


En dévoilant ses plans pour la conception d'un lanceur super-lourd réutilisable, l'Agence spatiale européenne continue de placer les pions de ce qui pourrait constituer, d'ici 20 ans, l'architecture phare d'une économie pour l'espace, par l'espace, et dans l'espace. Mais au delà de ces études préliminaires, l'Europe a t-elle véritablement une stratégie ? 
 
Ci-dessus: campagne d'essais sur Ariane 6 au Centre spatial guyanais - mai 2023, ArianeGroup. 


L'Agence spatiale européenne (ESA) a confié début mai une étude PROTEIN à ArianeGroup et à la start-up allemande Rocket Factory Augsburg (RFA), dans le but d'évaluer la faisabilité et d'identifier les technologies clés nécessaires pour développer un lanceur européen super-lourd. Nous parlons évidemment ici d'un "Starship like", un lanceur de grande capacité (environ 100t de charge utile) "pouvant fournir un accès à l'orbite terrestre basse et au-delà à la fois à faible coût et à cadence élevée".
Naturellement, ce lanceur devra être "entièrement réutilisable", "initialement optimisé pour les missions vers l'orbite basse", et "construit avec la "minimisation de l'impact environnemental à l'esprit". Le défi est donc loin d'être mince, mais disons sobrement que nous sommes simplement ici dans le cahier des charges.

Surtout, ce lanceur servira le déploiement de grandes structures en orbite, qui feront possiblement un jour partie intégrante de cette économie orbitale que l'on annonce à horizon 2040. L'ESA cite très explicitement deux autres sujets qui font ou ont fait l'objet d'études récemment: le centres de données, ou data centers, en orbite (ASCEND), et l'énergie solaire spatiale (SOLARIS), solution pour apporter à la terre une énergie illimitée depuis l'espace, dans un contexte ou l'ensemble des sociétés cherche la décarbonation et l'énergie à bas coût.


Le lancement de ce type d'étude est aujourd'hui largement médiatisé, diffusé auprès d'un grand public qui aura lui tendance à interpréter cela comme une concrétisation (rappelons nous du "Moon Village" annoncé en 2015). Or, il ne s'agit pas de futur, mais de conditionnel. Il y a une prise de risque, qui est celle de générer à la fois du rêve, moteur de vocations… et de la frustration, particulièrement contreproductive, les fluctuations de l'opinion pouvant générer des remous politiques fatals pour les budgets. 

Cependant, l'ESA est ici tout à fait dans son rôle: elle défriche, comme toutes les agences spatiales dans le monde, dans le but d'obtenir des financements, qui lui permettront d'établir des plans… qui peut-être aboutiront un jour à la naissance d'un véritable programme si ses Etats membres en prennent la décision.
Ajoutons à ceci que l'Agence spatiale européenne a appris à maitriser sa communication, au sens le plus contemporain du terme. Réseaux sociaux, effets d'annonce, clips, présence médias (grâce à ses astronautes, devenus véritables VRP), influenceurs… et même la création toute prochaine d'une boutique officielle à Paris, parce que oui, le "merch" est important pour développer son image de marque dans le spatial d'aujourd'hui, la NASA américaine étant le modèle en la matière. 


Une vision pour un futur

L'Europe spatiale a acquis avec les années le statut de véritable phare scientifique, c'est un fait. Mais nous évoquons ici des domaines plus stratégiques: l'accès à l'espace, l'énergie, la donnée… 

Pour bien comprendre cette recrudescence de projets, il s'agit de présenter le contexte. Un double mouvement s'opère actuellement, dynamisant le monde du spatial comme jamais depuis la fin de la guerre froide. Le premier phénomène est celui, auquel vous n'avez pas pu échapper, du New Space. L'arrivée de nouveaux acteurs privés dans un domaine qui reposait sur des process multi-décennaux a bouleversé la façon de travailler, tandis que se multiplient les offres de service, sur Terre, comme en orbite.
Le second phénomène relève lui de la grande stratégie puisque c'est le retour d'une "course" à l'espace entre grandes puissances. Etats-Unis surtout, puis Chine, sont en tête bien sûr, mais d'autres acteurs entendent suivre le mouvement, à niveau moindre toutefois. Citons ici la France et quelques Européens, le Japon, l'Inde… mais aussi des émergents comme Israël et les monarchies du Golfe. Cette course s'apprête à connaitre une phase de sprint tout à fait passionnante qui concernera en particulier la Lune, quasiment 60 ans après Apollo 11 (1969).

Ce nouveau contexte, alors que l'espace n'a jamais été aussi utile, indispensable même, à la planète et ses habitants, laisse augurer de nouvelles conquêtes, mais aussi de nouveaux marchés. Autant de zones de confrontations, plus ou moins pacifiques.  


Mais pour aider à comprendre, il va nous falloir imager. C'est donc de la façon suivante qu'une grande feuille de route internationale peut-être dessinée. Elle comporte plusieurs domaines stratégiques, et surtout plusieurs acteurs, publics comme privés. Nous discernons ici le prévu, et le probable, en essayant d'être assez exhaustifs, en éludant toutefois le volet militaire. Petit exercice de prospective. 

Prévu:
  • 2023: les méga constellations privées, puis bientôt "souveraines" (IRIS² pour l'UE), se déploient en orbite basse. Le marché satellitaire croît sans cesse. 
  • 2023: USA & Chine disposent d'un drone spatial à vocation militaire. La France prévoit de lancer une étude sur le sujet. L'Europe (ESA) doit tester son Space Rider, à vocation purement civile.
  • 2023 et suivant: avènement de lanceurs lourds et superlourds privés (New Glenn, Super Heavy) qui contribuent à tirer le prix du lancement au kilo vers le bas.
  • 2023/24: arrivée d'Ariane 6, lanceur européen qui connaitra une vie opérationnelle bien plus courte que les 27 ans de son prédécesseur. Son évolution partiellement réutilisable, Ariane "NEXT", lui succèdera dans les années 2030.
  • 2025: l'Inde accède, en toute indépendance, au vol habité. L'Europe n'a rien prévu dans ce domaine.
  • deuxième partie de la décennie 2020: les USA, puis la Chine (2029) se posent sur la Lune. Les Européens sont partenaires du programme américain Artemis.
  • deuxième partie de la décennie 2020: les "vaisseaux" privés deviennent la norme.
  • 2030: fin de vie de la Station spatiale internationale, qui ouvre la porte à l'arrivée de plusieurs nouvelles stations en orbite basse, la plupart privée. L'Europe n'a rien prévu dans ce domaine.
  • 2030: une station internationale orbite autour de la Lune, la "Lunar Gateway", à laquelle l'ESA est largement contributrice.
  • 2030: des sociétés de micro-lanceurs ont émergé partout dans le monde. Les plus performantes montent désormais en gamme. Des spatioports européens concurrencent désormais Kourou. 
  • 2033/35 : la Chine a son lanceur super-lourd.

Probable:
  • 2035: les orbites terrestres basses sont "saturées" et des mécanismes de règlementations restrictifs sont mis en place par la communauté internationale. L'Union Européenne joue un rôle majeur dans ce processus.
  • 2035: les lanceurs super-lourds américains et chinois sont en mesure de transporter des milliers de tonnes en orbite chaque année. Ils révolutionnent la façon de concevoir l'environnement proche de la Terre. On envisage désormais de "travailler" en orbite.
  • 2035: les premiers grands projets de superstructures sont planifiés (data center, centrale solaire orbitale, station de ravitaillement, nouveaux instruments scientifiques…).
  • 2040: bases permanentes américaine et chinoise sur la Lune.
  • 2040: l'Europe a son lanceur super-lourd réutilisable (étude PROTEIN lancée en 2023).

Possible:
  • 2040: les deux superpuissances maîtrisent la propulsion nucléaire. 
  • 2040: le voyage vers Mars est envisagé.


Voilà pour la partie aisée -et tout de même fantasmée- de l'exercice. Nous remarquons évidemment d'emblée que l'Europe, terre de collaborations, prend le risque d'être abandonnée au bord de la route alors qu'Américains et Chinois devront prendre des décisions tout à fait stratégiques pour leur destin cosmique. 
De plus, l'Europe a depuis la fin des années 1980 acquis un leadership commercial tant dans le domaine des lanceurs (Arianespace) que du satellitaire (Airbus, Thales Alenia Space...), qu'elle a désormais perdu, ne voulant pas croire au bouleversement conceptuel qui se déroulait pourtant sous ses yeux au cours de la décennie 2010. 

La crise est donc là, et elle ne concerne pas que les lanceurs, mais véritablement le futur des ambitions européennes. Néanmoins, si le leadership est perdu, l'expertise sur laquelle il est encore temps de capitaliser subsiste. 


Une stratégie, oui, mais avec quel stratège ? 

Ce billet de blog n'est pas le fruit d'une soudaine inspiration. Je dirais même qu'il s'inscrit dans une tendance qui prend corps, véritablement, ces derniers mois.
Il faut voir -et surtout lire- le nombre assez impressionnant de déclarations en table ronde, de tribunes publiées (y compris par le Directeur de l'ESA Joseph Aschbacher lui-même), d'articles de presse, et de documents commandés qui appellent l'Europe à se doter d'une véritable stratégie avec en son centre, en clé de voute, une capacité autonome de vol habité*, capacité qui viendra former un pilier qui à la fois, précédera, et complétera, le pilier "lanceur super lourd" -qui n'aura lui pas besoin d'être conçu pour le vol habité- devenu absolument nécessaire pour s'intégrer dans l'économie spatiale de 2040.

Le vol habité européen, nombreux en rêvent (même le Président Macron), beaucoup le préparent (ArianeGroup a dévoilé son concept SUSIE en septembre 2022, Dassault Aviation a son projet sur les planches à dessins, la start-up The Exploration Company développe son module)… mais les résistances sont là. Car oui, la limite structurelle qui contraint aujourd'hui la politique spatiale européenne tient dans la division de ses membres et familles de métiers. 

Au centre, le concept SUSIE (Smart Upper Stage for Innovative Exploration) - crédit ArianeGroup


L'Europe du spatial manque d'un vrai leadership. L'ESA n'a pas vraiment les mains libres, elle est profondément sclérosée par son principe cardinal du retour géographique, et ses membres, notamment les 3 principaux (France, Allemagne et Italie) ne jouent actuellement plus la même musique. Il s'agit d'une première crise à contenir. 
Même à niveau national il faut encore subdiviser entre divers ministères, entre civils et militaires, avec un rôle de plus en plus grand pour ces derniers, probablement les plus à même de demander certains programmes comme les drones spatiaux. 
Enfin, une partie du monde industriel (toute une génération semble traumatisée par l'échec de la navette Hermès, en 1992 !), et surtout scientifique, demeure réfractaire aux ruptures stratégiques, en premier lieu celle du vol habité, y voyant un bien inutile aspirateur à budgets quand des missions autonomes ou robotisées pourraient remplir les mêmes objectifs, à bien moindre coût… ce qui est vrai s'agissant de l'exploration spatiale lointaine, ou de la plupart des missions scientifiques. Ce qui l'est moins en revanche dès que l'on parle de "conquête". 

Afin de rester dans la roue des deux grands projets spatiaux américains et chinois, d'envergure sociétale si ce n'est civilisationnelle (la "destinée manifeste" de l'Amérique), l'Europe doit décider de son propre projet, autonome, souverain, et porteur de ses valeurs traditionnelles telles que l'esprit de collaboration internationale ou l'éthique. L'Europe ne peut se contenter d'obtenir des places chèrement négociées (signature des juridiquement contestables Accords Artémis) à bord des missions lunaires américaines, quand bien même cela suffirait amplement à certains Etats qui y voient un moyen peu onéreux d'acquérir du prestige. Ceux qui sont familiers des problématiques qui touchent à l'Europe de la défense et à l'OTAN y retrouveront un curieux parallèle.

Dans ce contexte, l'Union Européenne, structure décisionnelle rodée quoiqu'on en pense, pourrait-elle un jour chapeauter l'Agence comme certains le proposent ? Outre la difficulté de la non concordance des membres de l'ESA par rapport à l'UE (Royaume-Uni, Norvège..), le mandat de l'Union Européenne lui commande de servir ses citoyens, ce qui a mené aujourd'hui à de fantastiques programmes comme Galileo, Copernicus, et bientôt IRIS² pour la connectivité. En revanche, le contribuable européen n'attend pas de programme lunaire, ou de station orbitale, l'UE ne développant pas de stratégie de "puissance". Cela pourrait toutefois évoluer puisque des secteurs d'importance vitale comme ceux de la donnée et de l'énergie pourraient bien être un jour en partie délocalisés dans l'espace. 

Si nous reprenons notre petit jeu du probable et du possible, le premier scénario verra donc les membres de l'ESA s'arrimer pour de bon, un à un, au programme lunaire américain, pendant que ses membres les plus influents, en premier lieu l'Allemagne (cela rappellera la défense, encore), appâtés par de lucratives perspectives, tenteront de tirer la couverture du "New Space" au risque de faire éclater la cohésion continentale. L'Europe deviendra également majoritairement dépendante des lanceurs, vaisseaux et même stations spatiales issues du New Space américain, embrassant l'ère du service
Le scénario du possible voit lui les Européens valider l'option du vol habité dès 2025, et planifier une feuille de route qui les verra dotés de l'ensemble des piliers nécessaires pour le futur. Cela avec des budgets contraints certes, mais allant bien au delà des capacités indiennes, japonaises ou même russes. L'Europe devra néanmoins innover -ce qu'elle sait faire- et surtout revoir les processus d'attribution des programmes, en libéralisant et verticalisant les marchés. Rien dans ce second scénario n'oblige d'ailleurs l'Europe à revoir ses collaborations, qu'elles soient américaines ou autres, le "Moon Village" européen présenté en 2016 (déjà) pouvant bien attendre. 

Airbus dévoile LOOP¨en mai 2023, l'idée d'un module orbital 3en1, déployable en un lancement - Airbus


L'Europe du spatial ne manque pas de projets, mais elle semble manquer d'un projet. Il faut croire que tout se jouera au cours des deux prochaines années, avec en point de mire la ministérielle de l'ESA de 2025. Deux ans pour préparer deux décennies. Cela donne un certain vertige.


*A l'heure où j'écris ces lignes, il y a 17 personnes dans l'espace, dont 2 Saoudiens et 6 Chinois. Un record historique.